I
Renisenb s’avança sous le porche et resta là un moment, la main en abat-jour au-dessus de ses yeux pour les protéger de la lumière trop éclatante. La peur l’habitait, une peur qui parfois la faisait frissonner, cependant qu’à voix basse elle se répétait, presque machinalement, la phrase qui la torturait : « Il faut que je prévienne Nofret… Il faut que je prévienne Nofret… »
Derrière elle, dans la maison, elle entendait les voix des hommes, celles de Yahmose et de Sobek, qu’elle confondait parfois, et celle, plus haute et plus claire, enfantine encore, d’Ipy.
Satipy et Kait ont raison ! disait-il, il n’y a pas d’hommes dans cette famille. Mais, moi, je suis un homme, sinon par l’âge, du moins par le cœur ! Nofret s’est moquée de moi, elle a ri de moi, elle m’a traité comme un enfant ! Je lui montrerai qu’elle se trompe ! La colère de mon père ne m’effraie pas. Je le connais. Elle l’a ensorcelé, mais, si elle n’était plus, son cœur me reviendrait, à moi, celui de ses fils qu’il aime le mieux ! Vous me considérez tous comme un enfant, mais vous verrez :
Se précipitant hors de la maison, il se heurta à Renisenb et faillit la jeter par terre. Elle le retint par sa manche.
— Ipy ! où vas-tu ?
— A la recherche de Nofret ! Elle verra si elle peut se moquer de moi !
— Attends un peu et calme-toi. Il ne faut rien faire dans la colère.
Il eut un ricanement de mépris.
— Tu es bien la sœur de Yahmose ! De la prudence ! De la circonspection ! Rien ne presse ! Yahmose est une vieille femme et Sobek est très fort… en paroles ! Laisse-moi aller, Renisenb !
D’un mouvement brusque, il se dégagea. Renisenb dut se résigner à le laisser partir.
Henet, qui sortait de la maison, murmura :
— Tout cela n’annonce rien de bon !… Qu’allons-nous devenir ?
Ipy, ayant entendu, se retourna vers elle.
— Où est Nofret, Henet ?
— Ne le lui dis pas, Henet !
Renisenb avait parlé trop tard. Henet, déjà, répondait :
— Elle est sortie par le sentier de derrière. Elle doit être du côté des champs de lin.
Ipy, revenant sur ses pas, partit pour contourner la maison. Renisenb, la voix grosse de reproches, déclara à Henet qu’elle n’aurait pas dû donner à Ipy le renseignement qu’il lui demandait. Henet, du ton pleurard qui lui était ordinaire, répondit :
— Tu ne fais pas confiance à la vieille Henet et, pourtant, elle sait ce qu’elle fait ! Le gamin a besoin de se calmer. Il ne trouvera pas Nofret par là. Elle est ici dans le pavillon, avec Kameni…
Insistant, sans nécessité apparente, elle répéta :
— Avec Kameni…
Renisenb était déjà en route. Dans la cour, la petite Teti, qui promenait son lion de bois au bout d’une ficelle, courut au-devant de sa maman. Renisenb la prit dans ses bras pour l’embrasser. Mieux que jamais, en ce moment, elle comprenait la force qui poussait Kait et Satipy : c’étaient des mères qui se battaient pour leurs enfants. Elle pressait si fort sa fille sur son sein que Teti protesta :
— Ne me serre pas tant, maman ! Tu me fais mal !
Renisenb posa l’enfant et, d’une marche un peu ralentie, gagna le pavillon. Nofret et Kameni, qui se tenaient debout à côté l’un de l’autre, tournèrent la tête à son approche.
— Nofret, dit Renisenb d’une voix pressée, je suis venue te prévenir ! Fais attention et garde-toi !
Une expression amusée passa sur le visage de Nofret.
— Ah ! ah ! fit-elle. Les chiens aboient ?
— On te veut du mal, Nofret !
La jeune femme secoua la tête.
— Personne ne peut me faire de mal, déclara-t-elle avec une belle confiance. Qu’on me fasse quelque chose, ton père en serait immédiatement informé et il me vengerait ! Ils le comprendront dès qu’ils s’accorderont le temps de réfléchir.
Riant à pleine gorge, elle poursuivit :
— Ce que ces gens-là peuvent être bêtes ! Avec leurs insultes et les petites misères qu’ils m’ont faites, ils ne se sont même pas rendu compte qu’ils faisaient exactement ce que je souhaitais !
Il y eut un moment de silence.
— Ainsi, dit lentement Renisenb, tu avais tout combiné ?… Et je te plaignais ! Je m’imaginais que nous n’étions pas gentils avec toi… C’est bien fini, maintenant ! Tu es méchante, Nofret ! À l’heure du jugement, quand il te faudra te défendre des quarante-deux péchés, tu ne pourras pas dire : « Je n’ai pas fait le mal » Tu ne pourras pas dire, non plus : « Je n’ai pas été cupide !… » Et ton cœur, quand il sera pesé dans la balance avec la plume de la vérité, ton cœur pèsera bien lourd !
Nofret fronça le sourcil.
— Je te trouve bien pieuse tout d’un coup, Renisenb Et tu me surprends, car je ne t’ai rien fait, à toi, et je n’ai rien dit contre toi ! Demande à Kameni, si tu ne me crois pas !
Sans attendre la réponse, Nofret quitta le pavillon, traversa la cour et monta les marches conduisant au porche. Henet s’était portée à sa rencontre et les deux femmes pénétrèrent ensemble à l’intérieur de la maison. Renisenb se tourna vers Kameni.
— Ainsi, Kameni, tu l’as aidée à nous faire ça ? Alarmé, il répondit :
— M’en voudrais-tu, Renisenb ? Que pouvais-je faire d’autre ? Avant son départ, Imhotep m’avait fait jurer que j’écrirais, sous la dictée de Nofret, tous les messages qu’elle jugerait bon de lui faire parvenir. Pouvais-je ne pas tenir parole ? Dis que tu ne me blâmes pas, Renisenb !
— Je ne te blâme pas. Il te fallait, j’imagine, obéir aux ordres de mon père.
— La chose ne me plaisait pas… et il est exact, comme Nofret te l’a dit, qu’il n’y avait pas un mot contre toi dans la lettre.
— Comme si ça ne m’était pas égal !
— A moi, cela ne m’est pas égal ! Nofret aurait pu dire n’importe quoi, je n’aurais jamais écrit un mot qui pût te nuire, tu peux me croire, Renisenb !
Renisenb demeurait perplexe. Elle voyait bien ce que Kameni désirait lui laisser entendre, mais elle n’en était pas moins blessée, comme s’il lui avait manqué de quelque façon. Pourtant, que pouvait-elle lui reprocher ? Encore qu’il fût son parent, il était un étranger, un jeune scribe venu de loin, un employé qui devait se conformer avec obéissance aux ordres de son maître.
— Je n’ai écrit que la vérité, reprit-il. Il n’y avait pas un mensonge dans le message ; je puis te le jurer !
— J’en suis bien sûre, répondit Renisenb. Nofret est trop fine pour recourir au mensonge !
Au bout du compte, c’était la vieille Esa qui avait raison. Satipy et Kait, avec leurs menues persécutions, avaient fait très exactement ce que Nofret souhaitait qu’elles fissent. Son sourire narquois ne s’expliquait que trop bien.
— Oui, déclara Renisenb, suivant sa pensée, elle est mauvaise et méchante !
Kameni fit un signe d’assentiment.
— C’est vrai !… Elle aime faire le mal !
Renisenb le dévisagea. Son regard interrogeait.
— Il y a longtemps que tu le sais, n’est-ce pas ? Tu l’as connue à Memphis ?
Kameni rougit, mal à l’aise.
— Je ne la connaissais pas très bien, mais j’avais entendu parler d’elle. On disait que c’était une fille orgueilleuse, ambitieuse, dure… et qui ne pardonnait jamais !
Renisenb eut un mouvement de colère.
— Non, je ne peux pas croire que mon père mettra ses menaces à exécutions ! Il est furieux pour le moment, mais il ne commettra pas une telle injustice et, à son retour, il aura oublié !
— Quand il reviendra, répliqua Kameni, Nofret verra à ce qu’il ne change pas d’avis ! Tu ne la connais pas, Renisenb. Elle est adroite, elle sait ce qu’elle veut… et, ne l’oublie pas, elle est très belle.
— Oui, dit Renisenb, pensive. Elle est très belle. Pour quelque obscure raison, elle se sentait elle-même diminuée par la beauté de Nofret…